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Prendre conscience des forêts disparues,
de nos haches levées au-dessus de nos têtes, ébranlant la terre,
de ce que nous donnent les arbres depuis la nuit des temps,
de leurs fruits et farines de sciure,
de nos couches de feuilles et ombres charbonneuses au creux de nos lisières,
de nos lits en bois et couvercles de poutres,
de nos portes, de nos meubles sur les planchers cirés,
de la chaleur de nos âtres,
de nos copeaux d’heures jetés dans les cheminées,
de nos cercueils enfouis dans la terre.
Prendre conscience des bateaux sur les océans, des coques de nos églises et de nos châteaux, renversées au-dessus de nos têtes.
Prendre conscience de la multitude de graines, de fruits tombés dans nos estomacs, de l’air, de la brume, des nuages échappés de leurs nervures, imbibant nos veines depuis l’aube des temps.
Prendre conscience de nos existences entières comme lierre sur leurs troncs,
de nos existences depuis le début du monde enlacées à leurs branches.
Forêt refuge, combien d’arbres sont morts pour que nous vivions ?
Et les feuilles en suspension au-dessus du vide et nos terreurs accrochées à elles, les vertiges de l’automne, de la chute, de la peur,
de la peur tout simplement,
de la peur en fin de conte.
Car ne nous racontons pas d’histoires, l’écheveau inextricable de nos émois et de nos errances est faufilé aux souches et aux mousses des forêts sauvages.
Depuis, les débuts de l’homme,
depuis qu’il vit sur la terre,
il se sent perdu au milieu de ses monstres, minuscule poucet cousu à petits pas dans les chemins des racines.
La forêt est le refuge et l’écrin où germent ses effrois ; loups, tendant leurs museaux au-dessus du miroir des sources, ogres, gnomes à têtes de souches, vilaines sorcières aux cheveux de lichen, fées translucides.
Et ses phobies, nos lubies sont entées dans les ombres des grands arbres, dans leurs creux d’écorce ravinée par les pluies, ciselée par les gels, chatouillée par les oiseaux.
Prendre conscience des contes, comme de chétives lucioles, lentement germés sur nos mains tremblantes, dérisoires loupiottes
qui éclairent si peu les chemins.
Prendre conscience d’où nous venons, de notre marche hésitante , de nos certitudes vacillantes.
Prendre conscience du temps passé, qui passe, qui s’agite et se déchire.
Prendre conscience de la mort, de la fin, de la leur, de la nôtre...
Mais les blancs suaires ne sont pas que conscience de mort, résidus de forêts ancestrales disparues, fantômes d’arbres à jamais volatilisés.
Les blancs suaires quémandent les zébrures du présent, les gifles du vent, les brûlures du soleil et de nos regards sur eux et les vivants,
Ils quémandent de nouvelles histoires, des écrits juste inventés.
Les arbres fantômes sont suspendus dans le vivant.
De plus, pour le promeneur curieux, ils portent un éclat d’âme, un cri de vie caché dans leurs plis, ils portent l’espoir.
Et chaque jour passant, chaque nuit filant, ils capturent la trace de ce qui vit, déposée jour après jour sur leur toile ;
nos ombres qui rient et qui gesticulent, celles des autres arbres, des insectes, des passereaux, des mammifères, nos vies,
les leurs et les nôtres, émiettées, mêlées, différentes, multiples, fugaces, de la plus petite à la plus grande qui laissent
ou pas leurs traces au petit bonheur du drap et du hasard…
Les suaires portent l’espoir insensé, dissimulé, d’un sursaut de lucidité.
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